Édito

Les animaux sont présents aux origines même de l’image animée. À la fin du XIXe  siècle, l’inventeur français Étienne-Jules Marey fixe dans ses chronophotographies chevaux et pélicans, avec l’ambition scientifique de détailler leurs mouvements et d’éviter les erreurs dans les représentations picturales à venir. Avec le développement du cinéma, les animaux sont progressivement relégués à l’arrière-plan. Tel chien ou telle poule habitera toujours le décor d’une scène de marché mais rares sont les œuvres leur réservant une véritable place de choix au sein du cadre. Le cinéma marche main dans la main avec le développement de l’ère industrielle : les animaux disparaissent, l’être humain du XXe siècle oublie ce qui le relie à la nature et à sa part animale.

Parmi les mammifères non hommes, le cheval semble bénéficier d’un régime d’exception. Symbole de la «  conquête de l’Ouest  », il est indissociable d’un genre cinématographique aussi fondateur que le western. Mais si le cheval semble omniprésent à l’image, reste à voir comment on le traite : de loin, il est interchangeable ; de près, il est souvent décapité par le cadre qui ne nous montre que ses oreilles surgissant au niveau des hanches du cow-boy qui le chevauche. Des histoires d’amitié entre des acteurs et leur compagnon équestre (James Stewart et Pie : dix-sept films ensemble), le spectateur ne sait rien. Et quand bien même le cheval flatte notre rétine, c’est son mauvais traitement sur le tournage du Brigand bien-aimé d’Henry King (1939) qui est à l’origine des premières lois pour la protection des animaux sur les plateaux. On devine donc que la mise en avant de l’animal au cinéma est rarement synonyme de justice, ou de réalisme historique (si les bovins sont tolérés aux côtés des chevaux, quid alors du mouton, animal tout aussi important dans l’histoire de la conquête de l’Ouest mais probablement jugé trop peu charismatique par les pontes d’Hollywood ?).

C’est le développement du cinéma documentaire, en particulier, qui permet d’enrichir nos visions. Il comble en partie notre désir de rencontrer l’animal dans son milieu naturel, expérience rendue plus rare par les chamboulements que produisent et traversent nos sociétés. En parallèle des innovations techniques (filmer léger, dans la nuit, de très loin, capter le minuscule…), les cinéastes les plus talentueux traduisent par leur art un monde animal qui échappe le plus souvent au paradigme humain. Un monde qui, pour reprendre les mots de l’écrivain Jean-Christophe Bailly (qui s’entretiendra avec Christine Baudillon autour de son film Animal Pensivité pendant le festival), est fait avant tout de silences, de dissimulations et de singularités. C’est le cas du Suédois Arne Sucksdorff à qui nous consacrons un focus en deux longs-métrages et chez qui le mariage entre le documentaire et la fiction se fait naturellement. La famille du renard et la loutre de La Grande Aventure, les cerfs et les oiseaux des marais du Garçon dans l’arbre témoignent du grand fourmillement du vivant, une activité ininterrompue même lorsque l’humain décide de lui tourner le dos. En même temps surgit une question inédite pour un cinéma animalier à venir : peut-on, à travers un nouveau dialogue avec l’animal, l’inviter à participer au tournage ? C’est cette interrogation qui anime aujourd’hui le photographe et réalisateur Sylvère Petit avec Ani-Maux, un documentaire montrant le quotidien d’une clinique vétérinaire, qui place sa caméra à hauteur des patients, chats et chiens. Déconstruire le regard surplombant porté sur les animaux, c’est aussi remettre l’humain à sa place : un vivant parmi d’autres.

Dans cette histoire des animaux au cinéma, les animaux stars à la biographie douteuse (ainsi le chat Orangey dont la légende est mise en doute dans Le Chat le plus populaire du showbiz) et les figures animales anthropomorphisées continuent de peupler le cinéma de fiction (l’écrivain et critique Camille Brunel nous contera la grande histoire des animaux au cinéma lors d’une ciné-conférence). Sirènes (Scales de Shahad Ameen), loups-garous (Hurlements de Joe Dante) ou figures simiesques (Oncle Boonmee de Apichatpong Weerasethakul, Max mon amour de Nagisa Ôshima, Docteur Jekyll et Mister Hyde de Rouben Mamoulian – tous ces films disponibles à tarif réduit dans le cadre de notre partenariat avec la plateforme UniversCiné) : les films jouent constamment à déplacer la frontière de l’«  animalité  », concept aux définitions multiples s’il en est. La figure de l’homme-animal, souvent monstrueuse, semble exprimer une tension entre deux forces qu’on estime irréconciliables, le bien et le mal. Mais est-ce notre part animale qui avilit notre humanité ou bien l’inverse ? Dans le film de genre culte Long Weekend (Colin Eggleston), la nature est certes dangereuse, mais l’horreur est amenée par ce couple australien désabusé qui ne cesse de torturer son environnement, une manière d’exorciser les tensions de la vie citadine.

LE TEMPS DES SOINS

Dans Bêtes et hommes ¹, la philosophe des sciences Vinciane Despret témoigne du changement de perspective opéré dans la primatologie à la fin des années 1960 du fait de l’arrivée de nombreuses femmes scientifiques. Un système inégalitaire d’attribution des postes fait qu’elles ne peuvent se consacrer qu’à la recherche sur le terrain. Tandis que la majorité de leurs collègues masculins bouclent leurs recherches en quelques mois, ces femmes vont, elles, rester beaucoup plus longtemps auprès des primates. On constate alors à quel point on avait limité la vie des primates, dans un désir de hiérarchisation, aux conflits qui agitent le groupe. Ces conflits sont pourtant des événements mineurs au regard de l’ensemble des relations sociales qui structurent le groupe (soin, jeu, amitié, etc.). De plus, «  la proximité autorisée par l’habituation rend visibles des choses qui, jusque-là, passaient inaperçues et dont la prise en compte restructure radicalement les histoires  ». Aussi peut-être n’est-il pas étonnant qu’aujourd’hui tant de nouvelles histoires animales soient contées par des femmes cinéastes. Certaines d’entre elles s’attellent à créer des œuvres qui, en donnant souvent la part belle à des temporalités inédites (un échassier figé sous la pluie dans Animal Pensivité), une attention au son et aux textures (les jeux d’échelle dans Becoming Animal, où les couleurs des animaux répondent toujours à celles de leur environnement) et des amitiés humain-animal sans démagogie (Virgile et le chien Boston dans Gorge cœur ventre), dépeignent un certain monde animal que l’on a peut-être un temps oublié. Un monde où l’attention à l’autre prime sur «  la loi du plus fort  ». Au programme de ces 21es Journées cinématographiques : Agnieszka Holland, Maud Alpi, Christine Baudillon, Kelly Reichardt, Janis Rafa, Emma Davie, Shahad Ameen, mais aussi Sofia Bohdanowicz, Gabriela Cowperthwaite et Verena Paravel.

Prendre soin des animaux, les respecter, c’est aussi très souvent panser les maux de l’humain, animal longtemps posé sur un piédestal mais dont on voit aujourd’hui (et surtout après douze mois manquant singulièrement d’échanges, de rencontres) à quel point il souffre lui aussi de son environnement. On pense à Louloute d’Hubert Viel, que nous avons la chance de vous présenter en avant-première et en ouverture de notre festival, qui raconte comment les pressions subies par un petit éleveur se répercutent sur sa santé, sur sa famille. On assiste aujourd’hui à la naissance d’un cinéma véritablement «  écologique  », non pas parce qu’il prétend défendre seulement «  la nature  » (encore un terme aux significations infinies), mais parce qu’il tend à préserver le réseau de liens qui sous-tend notre relation à l’ensemble du vivant. C’est une étonnante convergence des luttes qui passe très souvent par le respect, l’attention mais aussi le soin (ainsi Jean-Marc qui masse sa voisine, une vieille dame isolée, dans L’Hiver et le 15  août de Jean-Baptiste Perret). À cela font échos les films de la cinéaste Kelly Reichardt, comme Wendy et Lucy (les galères d’une jeune femme sans un sou en poche qui perd sa chienne lorsque la police l’interpelle), les étonnantes amitiés du Spoor de Agnieszka Holland mais aussi l’œuvre de Michelangelo Frammartino, dont nous proposons Le Quattro Volte pendant sept jours. À travers deux longs-métrages singuliers tournés dans le même village de Calabre, celui d’où vient sa famille, Frammartino dresse le portrait sensible du monde et révèle les affiliations entre jeunesse et vieillesse, entre animal, végétal et minéral. La vie d’un petit village perché sur les hauteurs, passée au microscope, devient un terrain de jeu extrêmement stimulant. Pour ces chèvres qui traversent les rues en bondissant, pour ces habitants qui érigent un arbre gigantesque sur la place centrale, une façon de célébrer la fin de l’hiver, mais aussi pour ce chien chenapan qui, en provoquant un léger accident, évoque le fantôme hilarant de Buster Keaton. Les films de Michelangelo Frammartino nous rappellent que nous sommes faits du tissage de toutes ces formes de vies, «  puisque notre existence dépend de la leur, que nous avons coévolué avec elles, et qu’elles font le monde qui nous fait vivre  ». Ce que le cinéma peut nous aider à retrouver, c’est «  le reste du vivant, […] la joie à l’idée de l’existence du vivant  » (Baptiste Morizot ²).
Et si le cinéma écologique était aussi un cinéma de la joie ?

Vincent Poli

1. Gallimard, 2007.
2. Socialter, hors-série no° 2, «  Renouer avec le vivant  », 2020.